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L'artiste collectionneur
Collection Arman
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La collection Arman

Depuis vingt ans, sur la carte des grandes collections occidentales d'armes et d'armures japonaises, l'une après l'autre les lumières s'éteignent. Une seule s'est allumée, à la dernière heure, juste avant qu'il ne soit irrémédiablement trop tard. C'est la collection Arman. Du plutôt une des collections Arman, la dernière née. Rarement artiste n'a vécu de façon aussi cohérente avec son oeuvre, à laquelle le mot "accumulation" est si étroitement lié. Mais ce mot ne s'est pas accompagné des compromissions sur la qualité qu'il implique si souvent. L'exigence de ce "collectionneur de collections", comme il se définit lui-même, commence là où s'arrête l'ambition de tant d'autres.

Musée, colletionneurs, et marchands

La présence en vedette d'une collection privée dans un contexte auparavant exclusivement muséologique est assez inhabituel pour être souligné. Il fut un temps où cela aurait paru une provocation mais la notion de complémentarité entre musées, collectionneurs, et marchands a fait son chemin. Il n'y à pas eu de grand musée sans collectionneurs, ni de grand collectionneur sans marchands. Les collectionneurs sont des découvreurs, ils défrichent les domaines auxquels les musées ne s'intéressent que quand les jeux sont faits. Les musées protègent ce patrimoine des errements de la mode. Les rôles sont distribués depuis longtemps. Aux collectionneurs l'action pointue et innovatrice, aux musées l'action longue et conservatrice. Les marchands sont l'huile dans ces rouages distingués.

A propos du Catalogue

La préparation d'un catalogue demande trois choix, de nature différente bien qu'ils ne soient pas indépendants l'un de l'autre. Ils portent sur le contenu, le fond, et la forme. Cette exposition n'ayant pas une finalité didactique, ni ce catalogue la place pour les outils nécessaires à pareille ambition, l'option nécessaire de la non-technicité se manifestera dans chacun de ses composants.

Le contenu, c'est à dire le choix des oeuvres exposées, peut être qualifié "d'esprit de l'exposition". Cette exposition étant très courte, j'ai voulu que son impact soit fort et immédiat. La sélection s'est donc faite sur les critères de beauté et d'état et non ceux de rareté ou d'ancienneté, laissant les pièces répondant à ces derniers critères, dont la collection ne manque pas, pour une occasion plus didactique.

Le fond, contenu des textes d'accompagnement (histoire, technique, etc..) et répartion de la place entre textes et illustrations, c'est "l'esprit du catalogue". Celui-ci donne la plus grande part aux illustrations, se voulant d'abord référence iconographique et non pas texte d'initiation.

La forme, c'est la langue dans laquelle le catalogue est rédigé. Comme tant d'autres, le monde des armes japonaises a son jargon, clair et précis pour les spécialistes, du chinois pour les autres. S'adressant à un public élargi, comme ici, il faut choisir la dose de jargon à utiliser. Contrairement à l'habitude, j'ai choisi cette fois-ci de ne pas en utiliser du tout. En fait le seul choix qui est, à mon avis, toujours mauvais, est celui du juste milieu. Il nécessite pour le non spécialiste, autant que l'option "tout jargon" que j'affectionne, le recours à un glossaire, un tableau historique, des croquis, etc., tout en dégageant un relent d'amateurisme offensant pour les narines délicates de l'expert.

Spécificité de l'Armure Japonnaise

Depuis une douzaine d'années, l'intérêt grandissant des Occidentaux pour la culture du Japon en général, et pour ses armures en particulier, ont suscité nombre d'expositions. Chaque catalogue s'étant ouvert par une histoire des armures japonaises, il ne m'a pas paru indispensable de faire plus que la résumer. Par contre une (très) brève comparaison entre les évolutions en Europe et au Japon durant le dernier millénaire m'a semblé intéressante pour comprendre la spécificité des armures japonaises, si évidemment différentes de leurs équivalents européens.
Un premier élèment, géographique, est l'insularité du Japon, et l'isolement relatif qui en rédulta. L'Europe, en état de guerre mais aussi d'échanges culturels et commerciaux incessants, a vu ses armures suivre un développement progressif mais continu. Le Japon par contre n'a connu que deux évolutions importantes, suivant à chaque îois un contact marquant avec l'extérieur.
Inspirée du modèle chinois introduit au 5eme siècle, l'armure japonaise trouve sa forme spécifique dès le 11eme siècle, et sa structure souple faites d'écaillés assemblées par laçage ne variera pas jusqu'au début du 16eme siècle. Elle se décline en deux versions, une simple cuirasse, légère et souple, pour les fantassins, et le "grand harnois" des cavaliers, relativement rigide et lourd, conçu pour tirer à Tare et se protéger des flèches autant que du sabre. Cette première époque est celle des combats de petits groupes claniques et la cavalerie légère domine les batailles.

Le premier changement important est provoqué à la fin du 13eme siècle. Deux invasions mongoles repoussées de justesse, en 1274 et 1281, font prendre conscience de l'inefficacité de la cavalerie face à une infanterie bien organisée, équipée d'armes d'hast. La leçon ne fut pas perdue et entraîna une modification profonde de la stratégie, et par suite des armures. Dans un premier temps, avec le déclin du rôle de la cavalerie, le "grand harnois" est progressivement abandonné au profit de la cuirasse pratique du fantassin. Celle-ci, augmentée du casque et des épaulières, richement ornée, est adoptée par les seigneurs. Dans un deuxième temps, une longue guerre civile révèle la faiblesse de la structure en écailles lacées, aux nombreux interstices, contre les lances en particulier. Au début du 16eme siècle les écailles font place à des lames rigides, lacées au début, rivetées ensuite. Les cuirasses se cintrent afin de faire porter le poids sur les hanches, au lieu des épaules comme précédemment, pourfaciliter le combat au corps à corps.
Le second, et dernier, changement majeur vient de l'apparition de l'arquebuse, introduite par des Portuguais en 1542. La cuirasse en plaques d'acier plein, à l'épreuve des balles, apparaît à la fin du 16eme siècle. Certaines adoptent de plus la forme en bréchet, efficace pour dévier les coups, inspirée des cuirasses européennes.

Un deuxième élément, technologique, est du à un concours de circonstances géologique. Dans tous les pays, le développement de la métallurgie du fer et de l'acier est lié à la disponibilité de minerai et de bois. La production de 10 kg d'acier consomme en effet 150 m3 de bois qui, sous forme de charbon de bois, est à la fois combustible et source de carbone. Le Japon dispose abondamment de l'un et de l'autre. Mais ce qui est exceptionnel c'est la pureté de son minerai, presque exempt de deux composants très nuisibles aux qualités de l'acier forgé: le phosphore qui le rend cassant, et le soufre qui empêche la soudure des laminations. Ce don du ciel (ou plutôt de la terre) a permis dès le 10eme siècle le développement des techniques de forge sophistiquées qui ont fait la réputation du sabre japonais depuis mille ans. Celles-ci ont conduit au développement de l'armure japonaise à la même époque, dont la structure est particulièrement efficace contre les coups de taille. C'est aussi pareeque le sabre reste l'arme primordiale jusqu'au 16eme siècle que l'armure ne change guère jusqu'à cette période. En Europe au contraire, deux armes sont utilisées dans le corps à corps: la masse d'armes et la grande épée médiévale, plus lourde que tranchante, qui est en fait également une arme contondante. Par conséquent les armures sont conçues d'abord pour dévier les coups.

Une autre différence, importante mais peu visible, est le poids. L'armure complète européenne pèse communément de 30 à 35 kg. Une armure japonaise avec cuirasse à plaques pleines, ne pèse qu'à peine 20 kg. Du fait de styles de combat différents, les membres sont moins complètement protégés dans l'armure japonaise que dans son équivalent européen, mais cela n'explique qu'environ 5 kg de la différence. Le gain de poids, et donc de confort, vient surtout d'une technique de forge supérieure, empruntée au sabre, la structure composite. L'épaisseur de la plaque est composée de deux couches soudées: une "peau" extérieure très dure en acier, contre les impacts, et une "chair" intérieure souple en fer, pour amortir les chocs. Utilisé isolément, l'acier casserait sous l'impact, le fer serait transpercé. En associant les deux, on obtient un composite qui allie les qualités des deux éléments sans en avoir les défauts. A résistance égale, une plaque ainsi forgée nécessite une épaisseur, donc un poids, moindre que l'équivalent médiéval européen.

L'art dans l'armure

Dans l'armure comme dans d'autres domaines, décoration et art sont deux concepts bien différents, souvent même opposés. Quelque soit la somptuosité de l'ornementation, qui témoigne du rang du porteur, elle n'implique pas nécessairement une démarche artistique. En fait jusqu'à la fin du 16eme siècle, les armures ne peuvent être considérées comme des oeuvres d'art dans l'acceptation occidentale du terme. Le dernier quart du 16eme siècle verra apparaitre dans l'armure une expression artistique qui se manifestera essentiellement dans les deux pièces considérées comme les plus importantes, le casque en premier lieu et ensuite le masque.
Les casques se répartissent en deux grandes catégories: les casques "classiques" d'une part et "spectaculaires" de l'autre. Les casques classiques, dont l'aboutissement est le casque à 62 lamelles vers 1530, et la variante à rivets saillants portée à la perfection par l'école Saotome un demi-siècle plus tard, chefs- d'oeuvre de l'art (au sens qui accompagne le mot "métier") aux performances inégalées. Nombre d'entre eux, considérés comme des trésors de famille, seront remontés d'armure en armure, jusqu'à la fin du 19eme siècle. Mais c'est dans l'expressionnisme des casques "spectaculaires" et des masques, dont un ensemble sans doute unique au monde est présenté ici, que l'art prend une forme plus accessible à la sensibilité occidentale. Cette période extraordinaire, au symbolisme extraverti si peu conforme à l'image traditionnelle du Japon, durera tout juste un siècle. Est-ce un hasard si celui-ci suit dans la foulée le premier contact avec l'Occident?

Robert Burawov